‘Descendances’ d’Adalbert Stifter et ‘Bureau de tabac’ de Fernando Pessoa (avec du Cadiot, du Deville et du Viel dedans) : jusqu’au reproche

Adalbert Stifter, Le Prince lointain

La question est : publier ou ne pas publier ? Ou plutôt quand publier ? Ou plutôt faut-il essayer de publier et si oui quand ? A quel stade de l’écriture s’arrêter ? Faut-il s’arrêter à un moment ? Faut-il écrire ?

A cela Olivier Cadiot, dans Histoire de la littérature récente, Tome II, publié chez P.O.L en 2017, répond :

On doit savoir s’arrêter un jour. Si vous commencez à scruter une virgule, comme si elle s’était glissée perversement à une mauvaise place, tordant la vérité, assemblant des choses sans rapports, forçant la syntaxe, c’est le moment de réaliser que le livre est fini. Levez la plume. Vous ne ferez pas mieux, vous avez fait le maximum avec ce qui (vous) était arrivé. Tout est dit pour aujourd’hui, ouf. Et on rend ce paquet de feuilles A4 relié d’un tortillon blanchâtre. Voilà mon rapport. J’en suis là. Bilan du labo. Bien cordialement.

On peut dire au contraire qu’il faut tout laisser en projet, pas inachevé, trop tragique, ça sent la mort ; non, ce serait mieux de tout laisser en plan. On change d’avis tout le temps, c’est fatigant. C’est un travail ingrat, n’écrivez surtout pas si vous aviez l’intention de vous amuser. Bien sûr, ça augmente l’âme, mais c’est épuisant. Toute cette poussière qui se dépose sur les phrases dès que vous les avez délaissées.

Olivier Cadiot, Histoire de la littérature récente, tome II, p.49, 50.

Tout laisser en plan. Quitter le texte brusquement. Quitte à manquer à ses obligations. Mais encore faut-il y parvenir. Dans Descendances (1863) d’Adalbert Stifter, paru aux éditions Cambourakis en 2018 dans une traduction de Jean-Yves Masson, deux Roderer se rencontrent. Le jeune, Friedrich, rêve de réaliser le tableau de paysage parfait, a déserté Vienne, s’est installé près d’un marais, qu’il tente de sublimer dans des tableaux qu’il ne montre à personne. Il rencontre le vieux Roderer, Peter, un riche propriétaire terrien qui veut assécher le marais pour assainir ses terres, et qui a une fille, Susanna, que Friedrich trouve charmante, comme il trouve le père sympathique. Le vieux Roderer y va de ses observations au jeune peintre, en passant par une sorte de tentative d’histoire de la peinture récente, où tout ce qui retient le jeune Roderer, l’empêche, lui interdit de montrer ses travaux et les lui fera trouver misérables après-coup, le rapproche de lui, le vieux Roderer, et de sa lignée, est le moyen d’une reconnaissance :

Dix pages plus loin, le vieux Roderer se raconte et achève d’établir la parenté (grande question de l’œuvre de Stifter, auteur de L’Homme sans postérité) entre le jeune Roderer, qui ne peint pour personne, et le vieux Roderer avant qu’il ne fût vieux, qui détruisit tous ses poèmes au prétexte qu’ils ne surpassaient pas les plus grands :

Ou bien : on ne détruit pas. On conserve. On range, on classe. Cadiot, encore, parle d’inventaire :

On arrête. On va faire avec ce qu’on a. On a notre corpus, disent certains universitaires – quel drôle de mot, corpus, est-ce une maladie ? On descend le rideau de fer. On empêche de nouvelles idées de sortir comme des pousses secrètes et opiniâtres qui, l’air de rien, d’une liane, d’un bout de ficelle qui traîne, vous emmènent sans cesse dehors. On arrête les associations, on coupe les liens, on taille sévère, t’inquiète, ça repoussera. Il faut savoir s’enfermer pour cause d’inventaire.

Olivier Cadiot, Histoire de la littérature récente, tome II, p.248.

Mais on peut ne rien détruire, tout conserver, tout penser, tout classer, à la Perec, et ne pas non plus s’arrêter là, laisser pousser éternellement. Et pourtant ne rien donner à lire, encore moins à publier. Ne même pas essayer. Alors il faut un minimum d’espace pour, sinon inventorier, en tout cas stocker. Patrick Deville, à la première page du premier texte d’un livre récent dont j’ai déjà parlé un peu ici, évoque avec Pierre Michon le poète qui s’acharne et dont les volumes soigneusement rangés partent à la benne :

[…] avec ce bel orgueil qui est le contraire de la vanité : l’espoir d’avoir un jour des lecteurs.

Et ça ne marche pas. Ce qui est normal, c’est que ça ne marche pas. La plupart d’entre eux jettent l’éponge, d’autres s’acharnent, tel ce poète aux « huit cents cahiers soigneusement rangés dans une armoire. Quelque chose lui manqua, l’œuvre ou l’accueil de l’œuvre, on ne saura jamais. La roue du temps a roulé dessus : les huit cents cahiers, ce sont peut-être les éboueurs kabyles qui les ont mis dans la benne tournante du matin ». Par le hasard ou le génie qui est un autre hasard, d’autres encore entrent aux Cahiers de l’Herne, la basilique élevée pour eux. Sans doute on n’est pas dupe. On sait trop la phrase de Valéry : « La postérité, c’est des cons comme nous. »

Patrick Deville, L’étrange fraternité des lecteurs solitaires, p.7 et 8

Question des poètes d’aujourd’hui dont les huit cents cahiers sont huit cents fichiers soigneusement rangés dans un ordinateur ou un disque dur que personne peut-être ne prendra le temps ou ne saura éplucher. Huit cents cahiers au moins cela se prend en poids, il faut bien débarrasser le plancher, pour les foutre à la benne. Ils auront eu du poids une fois, pour les éboueurs kabyles. Mais huit cent fichiers ? Qui saura ce qu’ils ont seulement pesé ? C’est l’ordinateur, ou le disque dur ultra léger, qu’on débarrassera, ou pire, qu’on gardera après l’avoir soigneusement formaté. Table rase. Le laissé en plan, surface plane. Ce poète n’aura pas même dérangé ou fait pester deux éboueurs.

Et puis ailleurs c’est le fait même de ne pas se laisser lire, de ne rien tenter de publier, ou si peu, quelques articles ici, un recueil là, mais de presque tout (l’essentiel) garder pour soi, qui fait l’œuvre, posthume. L’exemple absolu c’est Pessoa. Pas une armoire, mais une malle. Pas huit cens cahiers, mais 27 543 textes.

Avec Pessoa, avant la question de ne pas être lu, il y a peut-être la question de ne pas écrire. Or, parfois, ne pas écrire fait texte, déjà.

Des livres qui parlent d’eux-mêmes, des textes qui se réalisent en s’écrivant, dont le corps réalisé est l’éternel accouchement, il y en a. Là, l’exemple absolu, c’est Proust. Mais il y en a. J’en parlais ici pour Dickens et David Copperfield, ou, différemment, chez London, avec Le Loup des mers. Dans son dernier livre, déjà évoqué , Tanguy Viel, parle de ça :

Même dans les livres des autres, dans les romans, dans les poèmes, j’ai cette fâcheuse tendance à traquer ce moment-là, celui, au fond, où un livre parle de lui-même. A force, je finis par lire tous les livres dans l’attente de ce moment, croyant toujours qu’il va venir. A force, je suis persuadé que tout le monde n’écrit que pour ça, pour cette apothéose réflexive dont tout le reste ne serait qu’ameublement et ruses rhétoriques pour y parvenir. […] sans cesse le projet réfléchit sur lui-même, remonte à sa genèse, se définit, s’inquiète ou se justifie, dût-il en inclure jusqu’au reproche.

Tanguy Viel, Icebergs, p.58

Jusqu’au reproche, précisément. Et donc Pessoa, et ce poème, Bureau de tabac, signé de son hétéronyme Alvaro de Campos, écrit à Lisbonne le 15 janvier 1928, paru pour la première fois en 1934 dans la revue Presença et aux éditions Unes dans une traduction de Rémy Hourcade en 1985 puis en 2016.

Mais le patron du Tabac apparaît à la porte, il reste sur la porte.

Je l’observe dans une fausse position, le cou endolori

Dans une fausse perception, l’âme meurtrie.

Il mourra, je mourrai.

Il laissera son enseigne, je laisserai mes vers.

Un jour son enseigne disparaîtra, mes vers disparaîtront.

Plus tard mourra la rue où se trouvait l’enseigne

Et la langue dans laquelle furent écrits ces vers.

Puis mourra la planète tournante où s’est passé tout ça. […]

Mais un homme entre au Tabac (pour acheter du tabac ?),

D’un coup la réalité plausible s’abat sur moi.

Je me redresse, plein d’énergie, convaincu, humain.

J’ai l’intention d’écrire ces vers où je dis le contraire.

J’allume une cigarette à la pensée de les écrire. […]

L’homme est sorti du Tabac (il range la monnaie dans sa poche ?),

Mais je le connais : c’est Estève-n’a-pas-de-métaphysique.

(Le patron du Tabac apparaît à la porte).

Comme par un instinct divin, Estève s’est retourné et m’a vu.

Il m’a fait un signe de la main, j’ai crié Salut Estève ! et à nouveau

L’Univers s’est reconstitué pour moi sans idéal et sans espoir et le patron du Tabac a souri.

Fernando Pessoa, Bureau de tabac, p.26, 29, 30, 31

Ce poème, d’une dizaine de pages, vif dans son dégoût de ce qui est, s’achève sur un double renversement : quand toute l’inquiétude s’évide enfin, le je qui parle, le je poète, le je Alvaro de Campos peut la raconter, quitte à ce que ce je qui raconte, sorti de l’inquiétude, se trahisse puisqu’une fois la tête sortie de l’eau il se racontera plongé en elle jusqu’aux cheveux, à moins que l’inquiétude ne le gagne à nouveau… Et Pessoa de mettre le livre une fois au monde et deux fois à distance : le poème devient possible alors qu’il se finit presque sous nos yeux, puis retombe dans l’impossible, impossible à écrire, pourtant écrit et que l’on vient d’achever. Ce qui le rend deux fois miraculeux.

Publier ou ne pas publier. Se laisser lire par d’autres ou non. Écrire ou non-écrire. Et à quel point le texte – celui de Pessoa mais à quel point est-ce vrai de tous les autres ?- n’est que l’habit de sa propre réalisation, le rêve de sa propre existence ? A la fois possible et impossible, deux fois miraculeux.

Quelquefois j’imagine toute la littérature comme ça, interminable préface à elle-même, attendant toujours et infiniment que cela arrive, Ulysse de rentrer à la maison, Achab de rencontrer sa baleine, Marcel de devenir écrivain, comme si rien jamais ne s’était écrit d’autre que l’appel d’un livre rêvé et décrit dans l’attente de sa vision même – fantôme par anticipation en quelque sorte, que chaque phrase, en ce long prologue appelé littérature, cache et habille d’un voile si fragile et qui porte cependant, mot pour mot, le spectre de son propre rêve.

Dante ne nous dit pas comment il revient de ce lieu d’extase mais à la dernière ligne, on croit pouvoir supposer qu’il se met à l’écrire, qu’il n’y a pas d’autre espace en somme entre la fin de sa vision et le début de son livre puisque après tout, celui-ci n’est rien d’autre qu’un récit de voyage tel qu’il en porte encore, dit-il lui-même, « l’empreinte dans la tête ».

Tanguy Viel, Icebergs, p.88

3 réflexions sur “‘Descendances’ d’Adalbert Stifter et ‘Bureau de tabac’ de Fernando Pessoa (avec du Cadiot, du Deville et du Viel dedans) : jusqu’au reproche

  1. Je voulais savoir si au bout de deux semaines je vais savoir parler comme un Britannique natif comme la publicité qui constelle votre publication m’y encourage. Cela signifie donc que je serai capable de m’exprimer en anglais certes, mais aussi en gallois, écossais ainsi que dans l’ensemble des langues régionales en vigueur dans cette zone géographique ?
    Écoutez, et pardonnez moi cette expression triviale, ça me troue le cul.

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    1. C’est costaud en effet. Mais ça me désole que vous voyiez ces pubs… Il faudrait que je passe à la version payante pour qu’elles disparaissent. Mais ça me troue tout pareil que vous.

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