‘1984’ (1949) de George Orwell : vous en souvenez-nous ?

Soft City (1975) de Pushwagner

Dans l’édition folio de 1972, traduite par Amélie Audiberti, de ce classique de la dystopie (parmi les Huxley, Ziamiatine, Bradbury), il y a quelques petites coquilles, quatre ou cinq dans tout le livre, comme cela arrive.

Mais dans un roman aussi brillant, sérieux, scrupuleux, maîtrisé, implacable, documenté même, avec cette longue annexe, assez indigeste, sur le novlangue en vigueur dans l’Océania, cela jure un peu.

Le novlangue, justement. On se demande en lisant cette traduction s’il ne faudrait pas lire le roman dans sa version originale, voir si Orwell n’a pas davantage travaillé sur cette langue nouvelle, réduite au minimum afin de réduire le langage et donc la pensée, exauçant les rêves d’un Goebbels (« Nous ne voulons pas convaincre les gens de nos idées, nous voulons réduire le vocabulaire de telle façon qu’ils ne puissent plus exprimer que nos idées »).

Car dans ce lourd et prophétique texte, la réduction du langage, sa refonte, n’est pas nettement perceptible (sans doute faudrait-il s’y coller de plus près, et en anglais), ni dans les pensées ni dans les propos de Winston ou des autres personnages. Cela fait d’ailleurs partie des quelques incohérences ou raccourcis du roman (avec le temps laissé à un Winston pourtant déjà découvert depuis longtemps avant son arrestation, l’étrange légèreté du contrôle des prolétaires par un parti ultra présent auprès de ses membres, ou les efforts démesurés consacrés au redressement de chaque membre révolutionnaire), dont la dimension psychologique est quelque peu rapide, ou maigre, Winson étant dès le départ un réfractaire convaincu dont les sursauts d’auto-censure et de « double-pensée » sont finalement assez rares (pour cet aspect de la dystopie sécuritaire, on lira avec profit Kallocaïne de la suédoise Karin Boye, publié en 1940).

Mais au beau milieu de la page 363 de cette édition, de cette traduction, une coquille est là qui semble un accroc volontaire dans la langue, une perversion du langage, au moment crucial de la confrontation entre Winston et O’Brien et de la torture du premier par le second pour lui faire non seulement avouer mais accroire que 2+2 font 5 si le Parti l’a décrété ou que l’Océania est en guerre et a toujours été en guerre contre l’Estasia, quand bien même Winston sait et se souvient que quelques mois plus tôt c’est contre l’Eurasia que la guerre se menait.

Cette confusion grammaticale du sujet fondu, absorbé, avalé et digéré par le Nous global du Parti, ce « Vous en souvenez-nous », cette fin du sujet pensant et de sa mémoire, est peut-être la quintessence involontaire de la torsion langagière et de la dissolution de l’individu à l’œuvre dans l’empire de Big Brother.


Une réflexion sur “‘1984’ (1949) de George Orwell : vous en souvenez-nous ?

  1. Merci de pointer les faiblesses du bouquin, que j’avais oubliées tout en me souvenant-nous d’un sentiment de déception à l’égard de ce « classique » qui pour moi n’en a jamais vraiment été un (peut-être aussi que la traduction n’a pas aidé).

    Par ailleurs, j’ai parfois envie d’envoyer des mails aux éditeurs pour leur signaler des coquilles, il y en a tant… Et puis je me ravise.

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